FRANCOIS BON.  de l’image 360

 

Autour de cette pratique d'auteur qui s'inclut dans ses propres images.

 

Entretien avec Franck SENAUD. Juin 2021



FS:

 

Tu as à la fois une pratique de la photo très concrète qui nourrit ton travail d’écritures (je mets un s pour signifier que j’inclus l’oral) et aussi une réflexion continuelle (et admirable) sur la signification de ces pratiques. entre ces deux pôles, comment l’utilisation du 360 degrés t’es venue ? Un goût du jeu et de l’exploration d’abord ?

 

FB:

En 2017, je n’avais vu jusqu’ici que des démos d’utilisation de casques de réalité virtuelle, je n’avais pas vraiment fait le lien à nos univers de récit, ou de scrutation de réel. Un peu plus tôt, j’avais longuement séjourné à Providence et me trottait en tête l’idée d’’un docu sur la ville et ses propres lieux, parcours, chambres. France Télévision Nouvelles Écritures, avec qui on avait réalisé Un chant acier, à ArcelorMittal Fos-sur-Mer, nous a mis sur la piste du 360, ça avait été d’ailleurs une période très effervescente, eux, Arte (ils continuent) ou le New York Times, il y avait vraiment un changement de vocabulaire. En 2017 aussi, la BNF a accueilli une expo québécoise, dont Alberto Manguel avait été le conseiller, sur les bibliothèques du passé ou les plus emblématiques d’aujourd’hui. Là, on entrait vraiment dans la frontière de la fiction et du livre. On s’est donc retrouvé à Providence, avec un opérateur et un réalisateur, plus deux petites boules Samsung, pour des essais et repérages. Le film n’a jamais pu se faire, mais peut-être pour notre propre hésitation entre fiction, reconstitution, installation... On avait un gros espoir encore sur une masse critique suffisante d’utilisateurs de casques VR, on attend toujours. Dialectique de l’équipement et de l’invention de récit : difficile que l’un aille sans l’autre. Depuis, les modèles continuent de progresser : un caméra pro reste inaccessible à une petite prod ou un artiste individuel de mon genre, mais les « petites » caméras comme celle que j’utilise (une Qoocam 8K) on ne trouve maintenant pour 500 euros – notons que c’est grâce en particulier aux agents immobiliers, qui en font grand usage pour leurs galeries de visites virtuelles. Ce n’est pas une lubie technologique : dès les années 1990, quelqu’un comme Marin Kasimir a fait un travail fabuleux, y compris dans l’espace public, avec des appareils mis en rotation. La question de fond est celle d’un rapport immersif à l’image, je poserais même ce rapport immersif avant toute idée de mimesis dans la représentation, ou d’illusion réaliste de cette immersion, comme les Panoramas du XIXe en sont à jamais l’exemple (j’ai pu visiter celui de Wrosclaw, mais des 160 existants à Paris, voir les Passages de Walter Benjamin, aucun n’est resté, à moins du bâtiment, comme on le voit sur la porte arrière du théâtre du Rond-Point, sur les Champs Élysées, ou dans le « passage des Panoramas »). La photo 360 reste une construction laborieuse : gommage de l’appui au sol, élimination du « stitch » (la jonction des 2 images hémisphériques), la façon dont la prise de vue sphérique consomme du pixel pour conserver une résolution acceptable, le grand écart entre des niveaux d’expositions incompatibles (qu’on compense par du bracketing...). Mais elle change un rapport essentiel : c’est nous, le regardeur, qui la constituons comme temps, puisque, contrairement à l’image-cadre (ce n’est pas le mot qu’il faut, puisqu’un cadre sphérique est encore un cadre, on voit tout, mais pas ce qu’on a caché sous la table ou nous-mêmes derrière un mur !) voir l’image suppose de s’y déplacer, s’y retourner, et que tout peut y être adjoint : une voix, ou des voix spatialisées, et bien sûr des zones d’appel pour passer à une autre image, la pièce suivante dans les sites immobiliers, ou un affichage etc. C’est pour ça qu’en ce moment je suis plus dans l’idée de la photo 360 que son utilisation vidéo. C’est mon point d’arrivée : cette question d’un rapport immersif à l’image est un vecteur de l’histoire photographique dès la récupération des techniques de Nicephore Niepce par ce gredin de Daguerre, entrepreneur de spectacle. Quand on manipule l’image 360, on n’imagine pas qu’un retour en arrière soit possible. Reste qu’on est vraiment dans une préhistoire de ces usages, qu’on ne sait même pas comment les faire circuler (sur Facebook c’est avec une compression atroce, Instagram ne les accepte pas, il faut s’abonner à des sites dédiés comme Kuula pour créer des galeries etc). Alors pas d’illusion : on en est encore à l’étape du bricolage, mais l’appropriation mentale de ces bricolages change mon rapport à l’image frontale, la photo héritière de la peinture, et dans une certaine part à mes représentations intérieures des lieux et des espaces.

 

FS:

Ta réponse nous oriente sur plusieurs pistes (faire/montrer/ comprendre et dire). Restons sur le premier tout d’abord. Ce n’est pas une curiosité de technophile mais plutôt le désir de dire un lieu ? D’articuler temps et espace à l’intérieur de l’image ? Plutôt sur des lieux chargés d’histoire ?

 

FB:

 

Le rapport à la « technophilie » ce serait plutôt la frustration, trente ans de frustration, quand on se retrouve avec un bug sur le Mac, l’obsolescence accélérée, ou cette idée d’être en gros les « dinosaures du futur ». Je revois mon grand-père m’expliquant ses bacs de révélateur, ou son poste de radio à galène : quand une technologie éclot, on a la chance d’être confronté à la grammaire de ce surgissement autant qu’à cette extension des possibles, et ça vaut aussi pour la littérature en temps de transition, comme Rabelais au temps de l’imprimerie. C’est fascinant et paradoxal, au C19 d’Évry, quand on voit les étudiants s’approprier les casques de réalité virtuelle, et s’en servir pour des jeux aux schémas pan pan je te tue et jolie fille déshabillée totalement ringards. Quand on essaye par curiosité une technologie neuve, et ça ne concerne pas seulement la 360 (j’en ai d’abord acheté une petite caméra toute gadget, avant de passer à une autre plus sérieuse), l’intention est toujours rétrospective. Je me sers très peu, voire pas du tout, des fonctions de dictée vocale, pourtant je m’y confronte et je sais que c’est un changement de paradigme important. Dans ma pratique de la photo, une révélation ça a été l’appareil tenu à la main et mobile, la photo prise sans visée, en focale fixe, pratiques inaugurées par William Klein ou Robert Frank, mais c’est les portraits de ville de Daido Moriyama qui pour moi l’incarnent le plus aujourd’hui, ou l’américain Rusha – moins les gens que les architectures. Avec la 360, on se retrouve dans un processus très lent, comme au temps des plaques de verre. Choisir l’emplacement au sol, mais aussi la hauteur, puis l’angle de la direction dominante (et donc du stitch à la perpendiculaire), savoir si on va se cacher ou si on s’inclut soi-même dans l’image etc. Et puis c’est long à éditer et publier, résultat on fait beaucoup moins de prises de vue, comme si on revenait aux pellicules douze poses du Rolleiflex, et ça aussi ça me fait du bien, une autre façon d’anticiper mentalement l’image. Ce qu’on photographie est déterminé par la démarche artistique, et non par l’outil : bizarrement, la 360 se prête moins au visage, mais tenir la caméra 360 à bout de bras peut déterminer un autre vocabulaire du corps, ce serait fascinant de voir un danseur se l’approprier. J’ai toujours photographié les lieux associés aux auteurs, tombes, maisons (récemment, une chaîne télé japonaise m’a demandé... la photo de la boule de verre, en bas de l’escalier de la maison de Marcel Proust à Illiers-Combray !), lieux associés aux livres, et certainement il y a une narration de la ville à continuer d’inventer. Laisser l’image 360 tourner, en vidéo, comme le titre de Guy Debord en 1960 : « Sur le passage de quelques personnes à travers une brève unité de temps », voilà ce que je rêve de faire par exemple à Evry, sur cette passerelle recouverte de plexiglass près de la gare RER, dans le hall de l’Agora etc., si les dealers d’un côté et les vigiles de l’autre nous laissaient faire : c’est notre volonté de lire la ville qui appelle à accroître notre vocabulaire, j’allais dire nos prises narratives. Là sur mon bureau j’ai un livre de photo (Franck Breuer, 2005, sans titre) constitué uniquement de frontons d’entrepôts. Ou cette idée de Lewis Baltz, devant le même genre d’endroits : se retourner, et photographier ce qu’on a derrière soi. La 360 les réconcilie ! C’est là que vaut le mot « histoire » : les confins de la ville en sont tout aussi lourdement chargés.

 

 

 

FS:

Quand j’’emploie le mot histoire, quand je lis quelles méthodes d’images (avant même l’image) tu évoques (panoramas ou inventaires de Rusha par exemple), on dirait que ce qui t’intéresse aussi ce sont ces fantômes dans les lieux et leurs objets. L’épaisseur narrative du procédé semble te servir à feuilleter ton image. D’où peut-être les tombes ?

 

 

FB:

Sans jouer le heideggerien de service, et je ne suis pas qualifié pour ça, il y a toujours une sorte d’être-là du réel qui happe la démarche d’énonciation, l’effondre, et la démarche artistique, qu’elle soit narrative ou photographique, ou audio ou peinture, c’est ce mouvement inverse d’en faire surnager une forme, la faire tenir en équilibre, au moins le temps qu’elle se sépare de nous. Ajouter aussi les voyageurs, ou les arpenteurs du non-humain comme Gilles Clément. Ce côté non pas indifférent, mais ambivalent, de ce qui nous rejoint comme artistes indépendamment de notre support et de notre média, j’y trouve de plus en plus mon équilibre, voire ma paix. Je crois d’autre part, en ce moment par exemple à beaucoup travailler sur les premières expressions du cinéma chez les écrivains contemporains de son invention, Cendrars, Aragon, Breton, Kafka, Artaud, aide à mieux considérer ces cloisons comme artificielles, une sorte d’inertie contextuelle. Un nombre considérable d’écrivains, à la fin du XIXe siècle, photographiait : on n’a même pas conservé ce qu’ont pu photographier Gautier ou Nerval. Il faut attendre Sebald pour que les deux médias s’interpénètrent comme d’une même narration. Alors certainement, aller en quête de ce réel, et l’expérience de soi que ça appelle, intérieure comme Artaud, en voyage pour Sebald ou Nerval, ça contraint à entrer là où le réel est fantôme. Depuis cette notion-là aussi (je pense au livre de Daniel Sangsue chez Corti), on a beaucoup appris, et ça croise la littérature et la photographie avec évidemment les représentations et le traitement social, à chaque époque, de la mort. Dans les Cahiers de Malte Laurids Brigge de Rilke la main coupée qui rampe au sol, le clou qu’on enfonce dans le cœur du mort (pratique qui a été très répandue au croisement des deux siècles). Trop rares les travaux artistiques qui s’implantent esthétiquement dans cette intersection, je pense aux cimetières peints de Jean-Olivier Hucleux, à ce livre-culte de Patrick Kermann, La mastication des morts. J’aime bien les cimetières, ils sont le miroir inverse d’un secret très caché des villes : la plaque de Truman Capote dans ce tout petit funerarium de Los Angeles, où les gens ne viennent que pour Marilyn Monroe, et tout auprès l’inspecteur Colombo qui s’est fait enterrer avec son chien (et un bronze de son chien sur la tombe). Ce genre d’endroits, oui, ils disent la ville, et on pourrait la rendre uniquement par un enregistrement audio à cet endroit même (tiens, ça je l’ai fait sur la tombe de Poe), ou dans ce petit funerarium par une vidéo perdue dans l’immense fosse à bitume de YouTube (elle y est pourtant, mais même moi j’aurais du mal à la retrouver) et si je retourne un jour à L.A. sûr que j’aimerais retourner à cet endroit précis avec ma 360. Mais s’il n’y avait pas De sang froid, et l’énigme de ce que ce livre a rejoint et bousculé dans mon écriture, je n’irais pas photographier cette plaque avec le nom Truman Capote dessus. C’est juste un aussi : il y a ça aussi.

 

 

FS

Je voulais dire : il semble que tu superposes tout ce que ces lieux ont vu et que l’on peut deviner/reconnaitre avec ce temps du parcours dans l’image (dont la richesse vient moins d’un cadre composé (comme un peintre le décide) que du procédé). Tu décris une image qui ne peut plus se voir d’un seul coup d’œil, qui inclut un potentiel de secret (je peux ne pas voir un détail en la parcourant, je peux en jouer) et donc un potentiel de temps révélé (astuce avec le temps du révélateur de tout apprenti développeur). D’où le détail dans tous ces temps enfouis de photos de tombes et peut-être ton intérêt ?

 

 

FB

Je ne sais pas, quelle que soit la discipline artistique, si on peut se prévaloir d’une nouveauté radicale, ou s’il s’agit simplement de reprendre, remâcher d’autre façon, ce que tant d’autres ont fait avant soi. Le fractionnement de l’image qui contraint à transformer le regard en temps, c’est déjà les séries de Monet, ou les Désastres de Goya. On parlait d’Edward Rusha : ses séries linéaires, l’appareil monté sur un plateau de camion, c’est justement parce qu’il n’y a plus de perception synesthésique possible de la ville, et c’est un principe qui structure aussi la Comédie humaine de Balzac, le trajet les yeux bandés dans La fille aux yeux d’or, par exemple. J’avais été très frappé par le travail d’un ami, Jérôme Schlomoff, qui transformait des bâtiments d’architecte en sténopé pluriel, et géant, pour restituer photographiquement ce que le bâtiment voit. Et qui est aussi, probablement, un moment décisif de l’invention de l’architecte, quand il découvre pour la première fois le lieu futur de sa construction. Ce que les lieux ont vu, s’il y a des caméras de surveillance pourquoi pas. Qu’est-ce que les rues de Paris ont vu, il y a cent cinquante ans, du massacre de la Commune ? Nous on regarde la plaque commémorative, et, quand le récit s’en refait intérieurement, on en est le seul porteur. Ça n’empêche pas que ce soit cela qu’on cherche, qu’on cherchera toujours, mais qui ne tient que d’une illusion.

 

 

FS

Je passe au chapitre « montrer » : l’image 360 doit-elle être immersive ? Présentée dans un casque ?

 

 

FB

Dans un usage aussi récent, et encore aussi malléable, qui aurait réponse ? Ce qui en ce moment assure la popularisation de ces caméras c’est d’une par les apps qui les transforment en caméra d’action, comme la GoPro Max et la petite mais ultra fortiche Insta 360, les deux à moins de 500 € : on capte une durée, puis dans l’app on la transforme en vidéo frontale éditée, changeant constamment de plan, incluant l’acteur (le sportif, en général) dans sa narration, y compris, avec de très minces perches que l’app gomme automatiquement, des effets drone. L’autre volet c’est les mondes professionnels qui ont besoin de représentations virtuelles, dans l’industrie ou l’immobilier. Dans les deux cas, ce n’est pas au casque. Est-ce que la popularisation du casque est compatible avec l’idée de s’isoler chez soi visuellement comme le casque audio nous isole auditivement ? Il me semble que c’est un obstacle symbolique plus déterminant que le prix des casques VR bas de gamme. La communauté des créateurs de fiction ou documentaire VR, soit par des apps comme celles d’Arte 360, soit in situ (le MK II par exemple incite aux productions), est très active, mais très restreinte, avec des explorateurs comme Sébastien Loghman ou Clément Cogitore, parmi d’autres. Le monde du casque VR est celui du jeu, avec le côté fascinant des courts-circuits de ces techniques avec des usages de pointe militaires (on bombarde et tue pour de vrai, depuis son fauteuil) ou médicaux (un chirurgien neurologue qui se déplace dans le cerveau de son patient se déplace dans une image IRM fabriquée la veille). Sans oublier les cam 360 qui équipent les Google Car : on peut visiter le monde entier transformé en image 360 continue. Pour ces primo-utilisateurs du casque, et c’est fascinant au C19 d’Évry, qui les accueille en pépinière, l’usage en est acquis, et même devenu social : des salles où on fait de la VR en groupe, chacun dans son monde visuel et auditif clos – salles qui commencent à migrer aussi dans les villes. Par contre, le saut qu’il faudrait faite vers littérature semble insurmontable, on ne sait plus se parler. Donc il n’y a pas de « doit » : l’image 360 est un pas irréversible dans la marche immersive de l’image, photographique (qu’on repense aux vieilles stéréoscopies) ou filmique (comme au « Futuroscope » de la Vienne ou la coupole de la Villette, installations géantes que l’appropriation personnelle des outils comme le casque VR a rendu obsolètes). En s’appropriant ces nouveaux outils et les détournant pour un usage esthétique – non pas les sauts en VTT ou la belle maison à vendre, mais nos questions de récit, de fiction, d’illusion –, on peut ouvrir de mini-ateliers sur ces questions, sans savoir du tout ce que la techno nous réserve, et où vont s’embarquer les usages. C’est soi-même qu’on travaille, et c’est déjà formidable, même si minuscule.

 

 

FS

Ton goût de la recherche en pensant est toujours passionnant à suivre. Reprenons naïvement les étapes : il y a une immersion collective dans les grandes peintures ou dans les cinémas (on rit ou on a peur tous ensemble), individuelle et en réseaux dans certains jeux, totalement individuelle (absorbante) dans certains processus de films ou jeux ouverts où l’on déambule. Seul le premier est un spectacle non ? En parallèle (un point commun entre la peinture et l’écriture je crois) le lecteur ou regardeur reconstruit la narration depuis son propre point de vue sans passer par un spectacle, non ? On dirait que ce qui se joue c’est la disparition apparente de l’émetteur de l’image ou du récit ? Et que ça t’intéresse particulièrement, en jouant tout d’abord, de chercher à cet endroit-là ?

 

 

FS

J’ai du mal à te suivre sur ces pistes-là, sans du tout les remettre en cause, parce que ça fait des années que je n’ai plus de pratique de spectateur en cinéma et en théâtre, et que l’univers du jeu, à l’exception peut-être du Mille Bornes de l’enfance, joué tout seul quand j’avais la grippe, m’a toujours laissé totalement indifférent, même dans ses avatars vidéo, et sans en faire du tout une question de hiérarchie ou de jugement. Cette question de l’effet d’immersion, voire d’hypnose, ça m’est venu dans l’adolescence, la première fois que j’ai compris comment fonctionnait l’œuvre de Balzac. J’ai aussi retrouvé ce sentiment d’engloutissement actif dans la lecture chez Proust, dans certains univers de polars (les Connelly du début) ou d’œuvres fictionnelles diverses (de Lovecraft à Stephen King via Borges). Ce qu’on ressent comme impératif, c’est de s’en tenir à son jardin, pas déborder dans les zones voisines, où on n’a plus ces outils de mesure de ce qu’on fait (tiens, comment Bob Dylan ou Ronnie Wood font des peintures, certes, mais qui sont d’un kitsch incroyable alors qu’eux les mettent au-dessus de leur musique) : moi c’est le récit et le travail littéraire. Qu’il gagne à s’éprouver à d’autres médias, ceux de la voix et de l’image notamment, ceux de la mise en scène de soi-même, être spatialement son propre corps-laboratoire, dans les YouTube ou en s’incluant dans ses images 360, pourquoi pas. Mais ça ne fait que me renvoyer au travail principal, essayer d’y être plus dense et d’y embarquer quelques strates supplémentaires du réel. Après, c’est lancé comme une bouteille à la mer : c’est ce qu’on essaye aussi de transmettre en école d’arts, tu le sais : analyser ces fonctionnements, comme tu le fais, chez les autres, le plus finement possible, bien sûr. Mais, pour soi-même, continuer d’avancer en aveugle, et surtout sans rien chercher à démontrer. On fait parce qu’on sent qu’on doit le faire. En tout cas c’est ce qui me sépare par exemple de l’art conceptuel, alors que ce que m’apportent les conceptuels c’est au centre de tellement d’intuitions. Ce que je retiens de ta question, ou bien ce qui m’y trouble, c’est cette dissociation de soi-même à quoi nous mène le travail.

 

 

FS

Est-ce que ce qui se dit dans l’image faite par toi t’échappe dès le début ?

 

 

FB

Je ne peux pas répondre, puisque c’est une dialectique qui vaudrait d’abord pour mon média d’obéissance, le récit. Je peux seulement tenter de comprendre ta phrase, toi qui dessines, et toi qui tiens récit de l’histoire de l’art, et comment une telle dialectique vaut probablement pour Cézanne, côté peinture, ou pour un photographe qui m’est fétiche, Mario Giacomelli : si l’image n’échappait pas, et, comme tu y insistes, dès le début, à quoi bon se coltiner avec elle, dans la peinture ou la photographie. Et si ce sont ces deux noms qui me viennent, c’est à cause du début de ta question, le présupposé d’un « ce qui se dit dans l’image » : je ne sais pas si une image peut « dire », ou si simplement elle interfère avec notre volonté de dire, la suscite même éventuellement tout d’abord, pour le distordre ou le priver de toute réduction au seul espace du sens. C’est ce qui me fascine chez une auteur comme Gertrude Stein, comment la littérature s’échappe, et s’impose, parce qu’on élimine quasi à chaque mot l’idée que le récit puisse « dire ». J’emporte avec moi mon appareil photo-vidéo, dans mes découvertes ou appropriations de la ville, chaque fois que je suis allé à Évry par exemple, pour retrouver par la pratique un peu de cette dialectique, sa contrainte, son épaisseur. Mais je n’ai pas avec les images que je fais le rapport que je peux avoir avec celles d’un Giacomelli : elles documentent, mais se retirent ensuite de la médiation avec leur objet même, donc la ville.

 

 

FS

Ma formulation pouvait entraîner ce niveau de complexité. Mais on dirait que ce qui se joue c’est la disparition apparente de l’émetteur de l’image ou du récit ? Et que ça t’intéresse particulièrement, en jouant tout d’abord, de chercher à cet endroit-là ? 

 

 

FB

Peut-être moins la disparition apparente de l’émetteur (il est présent au moins par le geste, ou l’installation, même si cette installation va lui permettre de se tenir à distance), que la façon dont la construction de l’image, ou du récit, va se retourner sur lui pour l’aider à comprendre un peu de ce qui l’amenait là ? On organise une traversée, on peut avoir tous les rôles dans cette traversée. Je peux photographier mon bureau vide, parce que c’est une forme d’autoportrait, ou rester présent dans l’image 360 du même bureau, et paradoxalement ça renverra plus l’énigme sur lieu, gestes et objets que sur l’occupant. Toujours ce paradoxe que Jean-Christophe Bailly nous a fait découvrir à propos de Lewis Baltz : la pulsion de cadrer et de photographier tel élément urbain, et puis se retourner pour photographier ce qu’il y a derrière – ce geste de se retourner est encore présence délibérée de Lewis Baltz dans la photographie que maintenant nous regardons. Est-ce qu’on peut photographier ou écrire naïvement, comme si tout cela n’avait pas existé ? J’aime bien faire des gammes, tous les musicos mettent l’exercice au plus haut : photographier ce que tout le monde a photographié, ça passe dans les gammes, le cadrage 360 aussi, en ce moment je construis un cycle d’écriture en ligne sur ce principe – des exercices faits depuis très longtemps, avec toutes sortes de publics, mais traités comme des gammes à faire pour soi (les « lieux où j’ai dormi » de Georges Perec par exemple, ou les accumulations de Christophe Tarkos). Il y a un magnifique et très énigmatique, très bref texte de Julio Cortàzar sur cette question : son Chasseur de crépuscules, un homme qui ne filme que des couchers de soleil.

 




A SUIVRE