Regis GENTE. Futbol le ballon rond de Staline à Poutine

Apporté par les Anglais vers 1870 (donc aristocrate et bourgeois) puis repris par les ouvriers dans les terrains vagues, le futbol est une passion envahissante qui va embarrasser les bolchéviques, après la révolution de 1917.

Avant de servir un pouvoir en train de se structurer et se montrer.

 

Un passionnant récit avec Regis GENTE.



 

FS

Comment est venue l'idée et l'angle ?

 

 

RG

 

Personnellement, j'avais conscience depuis longtemps de l'intérêt du sport comme reflet de la politique, au sens large du terme. J'avais vu ou lu quelques bons reportages sur l'identité de clubs de football en Afrique ou en Amérique du Sud, et j'étais assez fasciné par la profondeur des racines identitaires et idéologiques des clubs de football, de voir combien celles-ci persistaient au fil des ans.

 

 

Et puis, un jour de mars 2016, j’ai assisté à une conférence d’un jeune historien géorgien à Tbilissi, où je vis, sur « Beria et le Dynamo de Tbilissi ». J’y suis allé sans réfléchir et je n’ai pas été déçu. Toute la complexité du personnage de Beria, le si brutal bras droit de Staline qui n’a par exemple jamais cru dans le bolchevisme, y éclatait avec évidence. J’ai alors appris que Beria avait créé le Dynamo de Tbilissi en 1925 sans doute pour mieux s’appuyer sur une base nationaliste, tendance pourtant si opposée apparemment à l’idéologie rouge, et ainsi mieux défendre son rang dans les couloirs du pouvoirs soviétique, d’abord dans son Caucase natal puis à Moscou à partir de 1938. En creusant un peu, j’allais apprendre par exemple comment le style de jeu de Tbilissi, improvisé et «artistique », se voulait aux antipodes de celui des équipes moscovites, d’où le surnom de « grands Uruguayens » dont avait écopé les Géorgiens.

 

 

Bref, la politique s’invitait partout dans le football soviétique. L’idée d’un film documentaire était née, et celle de ce livre allait bientôt suivre avec évidence. Mon co-auteur Nicolas Jallot entrevoyait déjà les aspects politiques qui pouvaient se cacher derrière la carrière du célèbre gardien de but Lev Yachine ou qui avaient conduits à l’invention de la légende du soi-disant « match de la mort », joué en août 1942 dans la Kiev occupée par les nazis. Bref, nous voulions écrire moins une histoire du foot russe et soviétique qu’une histoire de la Russie et de l’Union Soviétique à travers son football.

 

Et je vous assure que lorsque l’idée est née au départ, nous ne pensions pas encore au fait que le Mondial de football allait se tenir en 2018 en Russie…

 

 

FS

Si l'angle, en creux, fut une histoire de l'union soviétique, comment avez vous procédé ? Commencé par des exemples fameux ? Lesquels sont apparus d'abord concrètement ?

 

 

RG

 

Une fois la décision prise de faire ce film documentaire [« Football, arme du KGB », 52 mn] et d’écrire ce livre, nous avons lu tout ce qu’on a pu sur le sujet à la recherche de tout ce qu’il y avait de politique derrière chaque épisode intéressant.

 

Nous avons lu les quelques livres et articles de spécialistes clés en russe et en anglais, repéré les historiens, spécialistes, témoins qu’il nous faudrait rencontrer. Pour le livre, décision a été prise avec notre éditeur Guillaume Allary de balayer toute l’histoire du football russe et soviétique, du jour où le ballon rond a rebondi pour la première fois sur la terre russe, amené là par les Anglais dans les années 1870, jusqu’à Poutine.

 

Et nous sommes partis sur l’idée de raconter pour chaque décennie en gros une histoire particulière. Nous voulions diversifier les approches. Ici ce serait une sorte de biographie politique d’un joueur, comme le gardien et citoyen modèle Lev Yachine, ou l’entraîneur du Dynamo de Kiev Valery Lobanovski, qui a voulu dans les années 1970 scientifiser le football. Là ce serait le récit d’un événement, comme la tournée en URSS en 1937 d’une sélection basque qui va s’avérer en parallèle un tournant diplomatique (à l’occasion de la guerre civile espagnole) et un tournant pour le football soviétique qui finalement décide d’imiter le football bourgeois dans ses méthodes de jeu. Là ce serait un portrait de groupe des commentateurs de football à la TV, de l’immédiat après Staline aux années 1970 – 80, ce qui est un moyen de se plonger dans la gouvernance dans une dictature à l’heure où elle redonne un droit au loisir et à l’intimité à son peuple.

 

Je dois ici tout de même mentionner les quatre frères Starostine, sortes de pères du football russe et que nous accompagnons sur trois de nos treize chapitres, tant leur vie est rocambolesque, ils vont être envoyés au Goulag pour neutraliser leur club le Spartak de Moscou, et significative sur les rapports du sport et de la politique dès les premières années de l’URSS. A travers eux, on voit combien même dans une des pires dictatures de l’histoire les caciques du régime ont besoin d’avoir le stade derrière eux.

 

Ce qui n’était pas gagné… je pense même qu’au final, notre livre raconte un long match entre le peuple et le pouvoir, russe et soviétique, et que c’est peut-être la simple passion pour le jeu qui l’a emportée sur le sérieux des projets politiques des dirigeants blancs puis rouges.

 

 

 

 

FS

Est ce la construction des équipes par ville et syndicats qui donne des résultats plus mitigés avec l'équipe nationale (forte en championnat d'Europe surtout)? Les grandes dates des victoires coincident-elles avec des mandats politiques?

 

 

RG

 

Disons que si l’on parle de l’histoire du football soviétique, sans doute faut-il distinguer les aspects intérieurs et extérieurs pour expliquer l’investissement politique dans ce sport et donc les succès des équipes « rouges ».

 

A l’intérieur, certains grands dirigeants éprouvent le besoin d’avoir le stade derrière eux. Comme Beria, ainsi que je le disais à l’instant, qui à partir de 1938 contrôle tout l’appareil sécuritaire et qui de fait hérite des clubs des Dynamo. Pour entrainer les défenseurs de la nouvelle patrie soviétique, le NKVD (ancêtre du KGB) avait créé en 1923 l’association sportive multisports « Dynamo », avec des branches qui s’ouvrent très vite à Moscou, Leningrad, Kiev, Tbilissi, Minsk et dans quantité de villes moins grandes. Beria, qui déjà dans sa Géorgie natale avait fait construire en 1935 un stade de 35.000 places, bientôt baptisé « Lavrenti Beria », entre alors en conflit contre le club du Spartak, qui lui est sponsorisé par les Jeunesses Communistes et les coopératives alimentaires.

 

Ce conflit éclate parce que le patron des Jeunesses communistes, Alexandre Kossarev qui sera fusillé en 1939, est aussi ambitieux et entend au moyen du sport entre autres rendre des services à Staline. Il en rend tellement, notamment lorsque le Spartak va remporter des succès contre des équipes étrangères et ainsi donner selon la logique bolchévique des « preuves » symboliques de la supériorité de leur projet politique, que cela conduit Beria à décider de casser le Spartak.

 

On entre alors, sur la fin des années 1930, dans une grande rivalité Spartak – Dynamo de Moscou, dont les amoureux de football vont s’emparer aussi pour des raisons politiques. Si je choisi de devenir supporter du Spartak, c’est une façon, autorisée et sans risquer le Goulag, de dire que je ne soutiens pas l’URSS du NKVD, de la répression des purges staliniennes. Si je soutiens le Dynamo, c’est peut-être que je ne défends pas une version disons plus molle de la façon dont le nouveau pays doit être construit. Il n’y a pas de dissidents dans cette affaire, côté Spartak, mais tout de même deux visions de ce que doit être l’URSS.

 

Chostakovitch, le génial compositeur russe et fan absolu de foot, a résumé cela en disant : « Le stade de football est le seul endroit en URSS où non seulement vous avez le droit d’être pour, mais aussi contre ». Rien que pour cela nous avons consacré un chapitre de notre livre à Dmitry Chostakovitch.

 

 

 

Pour ce qui est de la Sbornaïa, la sélection « nationale » soviétique, très vite dans les années 1930, vingt ans avant la Guerre froide, le Kremlin comprend et estime que le sport peut-être un moyen de symboliser ce qu’on estime être la supériorité du projet politique rouge. A vrai dire, je crois que c’est plutôt un aveu de la faiblesse de l’URSS qui ne peut rivaliser avec l’occident sur le terrain de la vraie puissance, économique notamment, et qui donc décide de se placer sur le terrain symbolique. On a des phrases de Staline par exemple allant en ce sens. Et c’est bien pourquoi les décisions relatives à la politique à suivre concernant la Sbornaïa, mais aussi les rencontres à l’étranger des clubs soviétiques, faisaient l’objet d’une grande attention de la part du Kremlin. Perdre un match, selon sa logique, c’était risquer de faire éclater aux yeux du monde l’infériorité du projet politique rouge. L’année 1937 marque un tournant, après le fiasco contre la sélection basque… qui joue huit matchs contre des équipes de clubs soviétiques. A l’issue de cette tournée, il est décidé d’adopter la méthode de jeu du football bourgeois, et ce que l’on appelait alors la formation en « WM », afin de pouvoir battre les équipes et sélections des pays capitalistes.

 

Cela va plutôt marcher puisque la sélection de l’URSS remporte les JO de Melbourne en 1956 et le Premier championnat d’Europe des Nations en 1960. Mais cela veut dire que pour battre les bourgeois, il faut jouer comme eux. C’est une vieille rengaine de l’histoire disons «russe», et de son avatar soviétique, trop fascinée qu’elle est par un occident par rapport auquel elle passe son temps à se définir.

 

 

 

 

Les grandes victoires ne coïncident pas nécessairement avec les grandes périodes historiques… mais pour répondre à cette question mieux vaut prendre les choses autrement dirai-je, et affirmer que le football, et le sport en général, est un vrai miroir de la politique, prise au sens large du terme. Et un miroir qui aide à voir.

 

Je parlais de la rivalité des clubs moscovites du Spartak et du Dynamo par exemple. S’intéresser à celle-ci par exemple, nous aide à voir ce qu’était en réalité la vie dans ce régime totalitaire à ses pires heures, comment la population trouve encore des façons de dire son opposition à ce qui se passait. Même chose avec le chapitre que nous consacrons au début au Dynamo de Tbilissi, qui raconte aussi comment les républiques de l’URSS, comme la Géorgie en l’occurrence, pouvaient défendre une identité nationale bien que cela pouvait être taxé de chauvinisme.

 

Donc notre livre a eu pour but de suivre à peu près 150 ans d’histoire russe et soviétique au miroir du sport. Cela marche jusqu’à la fin.

 

Voyez Poutine.

 

Dès son arrivée au pouvoir, il s’est employé à écarter les oligarques qu’il avait hérités de l’ère Eltsine et à confier les grosses entreprises d’Etat à ses amis. Eh bien, on retrouve cela dans sa gestion du sport où au départ au début des années 2000 il demande aux oligarques de reprendre et de financer les grands clubs russes avant de plutôt confier cette tâche aux entreprises d’Etat : Gazprom devient le sponsor du Zénith Saint-Pétersbourg en 2005, Rostec, un géant du complexe militaro-industriel, de l’équipe de Tula, l’entreprise des chemins de fer russe elle met les bouchées doubles pour le Lokomotiv Moscou etc.

 

Le tout dans le cadre d’une politique sportive lancée dès 2002 et que M. Poutine va faire baptiser « Russie, puissance sportive », le mot russe pour « puissance », « derjava », étant repris là à celui que l’on utilisait au 19ème S. pour désigner la puissance de l’empire du Tsar.


 

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