PATAUT/SUSINI. Entretien

 

Marie-Laure SUSINI dialogue avec Fabrice PATAUR à propos de Valet de trèfle

 

Psychanalyste et écrivain. Son dernier livre paru est un essai sur les femmes contemporaines, La Mutante, Albin Michel, 2014.

 



 

Marie-Laure Susini

 

Pour présenter Valet de trèfle, j’ai choisi un axe de lecture qui écarte nécessairement bien des merveilles, bien des épisodes du roman, et de nombreux personnages (Bill the Black Rose, Nelly, la muchacha, les clients de Ben, etc.) Beaucoup de ces personnages me sont apparus dédoublés. Il y a bien sûr Lindo et Ricardo, les deux mères, Kyle 1 et 2, mais aussi des jumeaux. Et même Dolores, la fée, et la muchacha, la prostituée généreuse, me semblent la face double d’une figure protectrice et initiatrice. Le dédoublement semble sans limite : au dernier chapitre, on trouve encore, étrangement, deux sosies de Ricardo. Pourquoi un tel jeu de miroir ?

 

 

 

Fabrice Pataut

 

Le jeu du dédoublement me vient naturellement : on le retrouve avec les frères ennemis de Tennis, socquettes et abandon, avec la substitution des enfants dans Aloysius, avec le changement de sexe dans En haut des marches. Le dédoublement est sans limite et ce qui le motive est, ni plus ni moins, le narcissisme. Pour en rester à Valet de trèfle, la nécessité qu’éprouve Lindo, le narrateur, à retrouver Ricardo partout, vient en grande partie de la fixation dont il se fait l’objet. Ce qui peut tromper, bien sûr, c’est que cette contemplation maladive et infantile de lui-même se nourrit d’événements en apparence assez distants de la contemplation.

 

Le sosie de Ricardo aperçu sur une photo à la fin du roman (le mari de Nelly), et le fils de ce sosie (le fils de Nelly) sont de très bons exemples : il n’y a en vérité aucune limite aux incarnations de Ricardo. Dans l’histoire originelle de Sosie, Mercure prend l’aspect extérieur de l’esclave d’Amphitryon. En règle générale, pourquoi les divinités prennent-elles l’aspect d’un mortel ? Pour influer sur le cours des affaires humaines par le biais d’une tromperie. Le narrateur de Valet de trèfle est, je crois, dans un genre de situation assez proche, comme si Ricardo pouvait intervenir à tout moment de sorte que la vie de Lindo prenne à son insu une direction particulière.

 

 

 

 

Marie-Laure Susini

 

Dans le même sens, en choisissant de dédoubler un narrateur (Je) et un personnage central (Ricardo) as-tu tout simplement utilisé un processus narratif classique ? J’y vois aussi, et cela participe à mon grand plaisir de lecteur, une époustouflante version du thème du double. C’est en tout cas une prouesse d’écriture qui, pour mon plaisir, participe d’une mystérieuse étrangeté. On a le sentiment d’une familiarité menaçante entre les deux protagonistes. Y compris — mélange des genres qui t’est cher — quand le dédoublement s’écrit sur le mode comique : le mariage, par exemple. Ricardo serait-il l’alter ego du narrateur ? Plus encore… Ricardo, « cet être abject », serait-il l’être de la propre abjection du narrateur ?

 

 

 

Fabrice Pataut

 

Je n’ai pas eu en tête un processus narratif particulier. C’est plutôt que la limite entre Lindo et Ricardo est extrêmement fragile et ténue : où s’arrête Lindo, où commence Ricardo ? Il est souvent très difficile de le dire. C’est je crois plus une affaire de style que de technique narrative à proprement parler : on passe sans cesse du registre vulgaire ou ordurier à un registre naïvement distingué, comme si le narrateur gardait malgré lui les traces d’un cours d’éloquence mal appris et mal maîtrisé, notamment sur le chapitre de la déclamation. Et puis, parfois, Lindo s’engage sans le savoir dans une prose poétique qui garde encore quelques traces malhabiles d’un parler élitiste, contourné et emphatique, mais qui le met sur la voie de la délicatesse, du noble et même du sublime. C’est lorsque nous arrivons à cet idéal, notamment dans les passages du pays natal, de la rencontre avec le prêtre, et de la présence de l’oiseau, que Lindo et Ricardo se confondent. C’est plus que de la familiarité ou de la complémentarité. Plutôt une osmose. Certes, elle est, comme tu le soulignes, menaçante…

 

 

 

Marie-Laure Susini

 

Je n’ai qu’à peine évoqué un épisode important : le narrateur tue Ben, le souteneur, à coups de crosse de revolver. Pourquoi ? Est-ce qu’il se substitue à Ricardo ? Par amitié ? Et d’ailleurs, qu’est ce qui constitue le lien d’amitié entre le narrateur et Ricardo ?

 

 

 

Fabrice Pataut

 

Le meurtre de Ben est le résultat d’une saute d’humeur. Ben exige une faveur sexuelle que Lindo lui refuse. Le dégoût provient de ce qu’on lui demande de faire : il est exacerbé parce que Ben exige cette faveur sans même en avoir vraiment envie, pour tuer le temps, pour tromper l’ennui. C’est donc encore pire. Je ne suis pas certain que l’amitié intervienne là-dedans, sinon en un sens très superficiel. C’est la répugnance qui compte, l’écœurement.

 

L’amitié de Ricardo et Lindo soulève une question plus générale : est-elle ou non fondée sur une ressemblance ? Vouloir le bien de ses amis pour leur propre personne : c’est, pour Aristote (à qui l’on doit l’épigraphe du livre), le sommet de l’amitié. Quel rôle la ressemblance joue-t-elle là dedans ? Si de plus, l’amitié est vraiment partagée et que Lindo et Ricardo se veulent mutuellement du bien, alors nous avons atteint cette rareté : l’amitié parfaite. La question fatale est donc de savoir si Ricardo et Lindo ont vécu assez longtemps pour que leur amitié — à supposer qu’elle soit authentique — ait atteint ce degré de perfection. La durée est une condition sine qua non de l’amitié, et la question terrible à laquelle Lindo doit sans cesse répondre est : avons-nous assez vécu, Chávez et moi, pour que je puisse conclure que notre amitié était véritable et fondée ? Valet de trèfle n’offre aucune réponse à cette question.

 

 

Marie-Laure Susini

 

Est-ce que, comme Dolores, tu lis Lorca et Bossuet, ou Góngora et CalderÓn, à la plage ? Est-ce que, comme elle, tu relis plusieurs livres à la fois ? Dolores Salinas, qui est férue de bonne littérature, a sur l’art d’écrire des idées qui me semblent chères à l’écrivain Fabrice Pataut. L’aurait-t-elle lu ?

 

 

 

Fabrice Pataut

 

Oui : ce sont des auteurs que je lis volontiers à la plage et parallèlement. Mais ce n’est pas la seule chose qui me rapproche de Dolores. Dolores est une passeuse ; mon rôle est aussi de faire passer clandestinement le lecteur dans une zone interdite. Nous nous sommes lus, Dolores et moi ; nous sommes ensemble sous le charme des interdictions.

 

 

 

Marie-Laure Susini

 

Tout l’épisode du voyage dans les montagnes du Mexique se signale par une écriture nettement différente : c’est, dans Valet de trèfle, le seul passage dont je pourrais imaginer qu’il fait appel à un souvenir vécu. Un voyage dans les Chiapas ?

 

 

 

Fabrice Pataut

 

Oui. J’ai ensuite travaillé ce passage comme une lettre ou une confession, comme un passage de pure sérénité bucolique.

 

 

 

Marie-Laure Susini

 

Je suis frappée, dans Valet de trèfle, par l’omniprésence des livres. Leur influence gagne jusqu’à la prostitution. Un des clients les plus effrayants – il n’ôte jamais son masque de couleur chair, et son surnom est UGLY —, « entre autres gratifications et activités luxurieuses », se fait faire la lecture par Ricardo. On le voit progressivement prendre une autre consistance, humainement émouvante. La seule voie de rédemption possible serait néanmoins, malgré l’échec relatif du narrateur, la littérature ?

 

 

 

Fabrice Pataut

 

Il y a effectivement une rédemption en cause, mais pas au sens religieux du rachat ou du salut. Aucune faute n’est en jeu. Un lecteur particulièrement superficiel, et même plein de bonnes intentions, a voulu voir dans ce prêtre un personnage sympathique qui maltraite non seulement les Indiens mais, pire encore, la mémoire d’Artaud, un personnage qui inspire donc le dégoût.

 

Non. Le padre, dans cette histoire, joue un rôle esthétique. C’est un naïf qui voit tout de suite à qui il a affaire. Il est là tel que je l’ai rencontré, ou à peu près, et son rôle est de voir clair dans le destin des deux adolescents quant au sentiment du beau.

 

Tout, ici, est dans le paysage ­— bucolique et d’origine virgilienne. En vérité, le passage de la Route du Nord est on ne peut plus païen. Tout l’oppose à l’épisode de la chambre du pays natal, qui respire le péché. Tout l’oppose aux séances de lecture grâce auxquelles UGLY gagne une certaine égalité d’âme.

 

Avec la Route du Nord, nous sommes livrés à la fraîcheur, à l’ingénuité et au repos. La littérature est loin, et son seul rôle, face à la beauté naturelle, est d’attester cette distance pour revenir en pleine gloire sur le devant de la scène. L’optimisme de Valet de trèfle, s’il y en a un, est tout entier dans cet espoir.

 

 

 

Marie-Laure SUSINI

 

Psychanalyste et écrivain. Son dernier livre paru est un essai sur les femmes contemporaines, La Mutante, Albin Michel, 2014.