" Et je pense que je suis, à ma façon et toutes proportions gardées, un agent ou un acteur, parfois par de l’écrit, parfois par de la parole et quelquefois par des
actes."
Franck Senaud :
Il y a un autre passage qui m’a touché, à la page 77 des Carnets : « C’est comme si Derrida m’encourageait dans mes recherches, comme si tous ces papiers m’attendaient ». En fait, ce n’est pas le rapport entre les deux subjectivités, l’amitié dont vous parliez, qui m’intriguait là, c’était cette idée de vitesse. L’idée que des documents reposent dans un coin, et que votre tempo à vous vienne croiser celui de quelqu’un qui n’est plus là. Ce sont deux temporalités qui s’entremêlent.
Benoît Peeters :
Les archives de Derrida ont été déposées et sont en train d’être classées au moment où je commence à travailler. Je ne suis donc pas seul pour faire ce livre. S’il n’y avait pas quelqu’un qui avait déposé ces archives, Jacques Derrida, et d’autres personnes à l’IMEC (Institut Mémoire de l’édition contemporaine) qui les inventorient, les préparent, créent un espace de travail favorable, mon travail ne pourrait se faire.
Franck Senaud : Je vous parlais de votre statut d’auteur en partie invisible dans Droit de regards. Êtes-vous le même auteur dans Trois ans avec Derrida et dans la biographie elle-même ? On dirait que le point commun, c’est que vous assumez votre statut d’auteur et qu’en même temps il y a toujours un stratagème qui est mis en place pour que l’on ne sache pas tout à fait où vous êtes. Sans doute parce que vous êtes dans ce déplacement entre plusieurs points…
Benoît Peeters : Je serais tenté de substituer au mot d’auteur, par moments, pour certains travaux, les mots d’acteur, d’agent ou peut-être d’opérateur s’ils n’avaient pas un autre usage.
Je suis un acteur de certains projets, par exemple dans Droit de regards : mon action a permis à certaines choses de se mettre en marche. Je suis devenu un acteur dans la perception que nous avons de Derrida, c’est-à-dire que ce que j’ai fait bouger certaines lignes, j’ai mis certaines choses en lumière, j’ai tenté de corriger quelques idées reçues. Je suis auteur, oui, mais le mot d’acteur me semble mieux convenir à certains aspects de mon travail.
À travers les années, sur une période assez longue, depuis ma première publication en 1975, depuis bientôt quarante ans donc, je suis intervenu dans un grand nombre de choses, j’ai été lié à un grand nombre de publications et de réalisations. J’ai agi indiscutablement, non pas avec l’autorité de l’auteur avec un grand A, mais j’ai agi. Je suis intervenu par de l’écrit, par de la parole, par des rencontres, des collaborations, mais aussi par des actes éditoriaux, puisqu’une grande partie de mon énergie a été consacrée à du travail éditorial, principalement chez Casterman et aux Impressions Nouvelles, mais aussi pour des revues ou des ouvrages collectifs.
On pourrait donc se demaner : qu’est-ce qu’un acte éditorial ? Cela consiste à dire : je vais aider ce texte-là à se matérialiser sous forme de livre et à devenir visible, je vais proposer à ces deux personnes de mener un projet ensemble, je vais susciter un collectif d’hommages à Little Nemo de Winsor McCay l’année de son centenaire.
Ce sont des actions, et dans ce sens-là, oui, j’interviens de manière très active, comme Derrida l’a fait quand il a créé le GREPH, le groupe de recherche sur l’enseignement philosophique, pour lutter contre la réforme Haby. Il prolongeait son travail d’écriture, sur un autre terrain.
Franck Senaud : Vous trouvez que vous agissez autant de cette manière que quand vous écrivez ?
Benoît Peeters : Oui.
Franck Senaud : Pour vous cela a la même valeur ?
Benoît Peeters : Oui. Quand Derrida a codirigé la collection « La philosophie en effet » chez Flammarion puis chez Galilée, quand il contribue à créer le Collège International de philosophie ou le Parlement des écrivains, quand en tant que philosophe il intervient dans un département de droit ou de théologie, ou dans une faculté d’architecture, il intervient lui aussi comme un agent.
Et je pense que je suis, à ma façon et toutes proportions gardées, un agent ou un acteur, parfois par de l’écrit, parfois par de la parole et quelquefois par des actes.
Lorsque Jérôme Lindon, patron des Editions de Minuit, s’étonnait de ne pas recevoir plus de projets comparables aux récits photographiques que nous réalisions, Marie-Françoise Plissart et moi, alors qu’il espérait voir arriver suffisamment de réalisations pour créer une véritable collection, il sous-estimait sans doute cet aspect-là de notre collaboration. Pour que des projets comme Fugues, Droit de regards ou Le mauvais œil se réalisent, il fallait des gens qui soient non seulement capables d’écrire, de raconter et de photographier comme nous l’étions, mais il fallait aussi une énergie concrète et pratique, une volonté d’entreprendre un projet et de le mener à bien.
Après tout, pour ces romans-photos, nous nous sommes autant comportés comme des producteurs que comme des auteurs. Nous avions très peu d’argent, mais nous avons appris à l’utiliser au mieux, à trouver des complices, à rassembler autour de nous des acteurs ou des modèles, à trouver des lieux, des costumes, des accessoires, et à assurer la bonne fin des projets, ce qui est essentiel mais loin d’être évident. D’une certaine façon, si je n’emploie le mot d’écrivain à mon propos qu’avec beaucoup de pincettes, ce n’est pas par coquetterie, c’est parce que l’écriture n’est vraiment qu’un aspect de mon travail. Bien de choses que j’ai faites ne sont pas passées par l’écriture. Il s’agit plutôt de rassembler des éléments très divers, de mettre en relation des gens, d’insuffler de l’énergie, autant de choses qui me passionnent.
Franck Senaud :
Cette distance que vous marquez par rapport au statut d’auteur vient-elle de vos débuts, de votre rapport à Barthes, au Nouveau Roman, ou au fait que vous ayez « une double casquette » : écriture / image ?
Benoît Peeters :
Il y a la notion d’auteur dont nous avons parlé au début de cet entretien, mais ici je parle plutôt de la notion d’écrivain au sens un peu restreint, une notion qui ne me correspond pas.
Je suis par certains côtés un peu moins et un peu plus qu’un écrivain. Un peu moins, parce que bon nombre de mes livres ont été écrits en collaboration ou reposent sur des scénarios plus que sur de véritables textes. Un peu plus, parce que cette dimension d’agent, d’agent actif, de metteur en relation, de créateur de synergies a toujours été pour moi très importante. J’aime organiser des choses, contribuer à les faire exister, amener des gens à se rencontrer, aider des projets à se concrétiser et tout cela n’a pas grand chose à voir avec le travail de l’écrivain. Il y a souvent chez l’écrivain un certain goût de la solitude, de la retraite, une dimension blanchotienne pourrait-on dire, mais que l’on trouve aussi chez des écrivains comme Julien Gracq ou Patrick Modiano. Ce sont des auteurs qui se mettent un peu en retrait du monde, qui s’immergent totalement dans l’écriture. Je suis moins dans la concentration que dans la dispersion, je dois l’admettre.
Toutes proportions gardées à nouveau, je me sens plus proche de gens comme Derrida ou Barthes pour qui la pratique de l’enseignement et de la conférence a toujours été aussi importante que l’écrit. Foucault, Barthes, Derrida, Bourdieu ont aussi été des hommes de terrain : ils ont formé des étudiants, accompagné des thèses, animé des départements universitaires, lancé des revues ou dirigé des collections. Ils sont aussi intervenus dans le champ social et politique. Personnellement, les hasards de la vie font que je n’ai pas eu de vraie carrière d’enseignant.
Et c’est l’édition qui a la mieux correspondu à cette part de mes goûts : j’aime accompagner un texte qui risquerait de ne pas être publié, me battre pour lui faire voir le jour. Le goût de la collaboration est déterminant chez moi : éditer, c’est une autre façon de travailler ensemble.
Franck Senaud : Ce sont les rencontres qui créent les projets ?
Benoît Peeters : J’ai parfois le sentiment que je n’ai fait qu’écrire en collaboration.
Il y a les livres en collaboration avec Marie-Françoise Plissart, avec Frédéric Boilet, avec François Schuiten ; il y a des projets de films ou d’expositions, des collaborations visibles et d’autres moins visibles. Mais il y a aussi le travail éditorial qui n’est fait que de collaboration et même le travail biographique qui est une collaboration in absentia, avec quelqu’un qui n’est plus là mais avec qui je travaille d’une autre façon. Quand je réalise de grands entretiens avec Robbe-Grillet ou Jirô Taniguchi, ou quand j’écris sur Hergé, Derrida ou Valéry, finalement je fais des choses assez proches. Dans un cas, Robbe-Grillet est en face de moi et je l’interroge, dans l’autre cas je travaille avec les papiers d’un disparu, mais il est presque aussi présent pour moi.
J’ai donc du mal à trouver dans mes publications un livre qui ne soit pas lié à la collaboration. Simplement, il faudrait nuancer à chaque fois l’idée de collaboration et lui donner un valeur un peu spécifique. Vous savez peut-être que j’ai écrit un livre sur ce sujet – en collaboration bien sûr, avec mon ami Michel Lafon – Nous est un autre, enquête sur les duos d’écrivains.
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