Si le biographe dit: "Qu’est-ce que cette « amitié posthume » qui se développe entre le biographe et son sujet ? Quelle est la nature de cette relation in absentia ? Quelle est cette présence d’un fantôme auprès de moi ?", il soulève une question universelle. L'attachement de celui qui regarde.
Une finesse attachante en effet.
Franck Senaud :
C’est là où j’aimerais nuancer ce que vous dites. Vous dites que Trois ans avec Derrida est écrit subjectivement, mais comme c’est le journal d’une recherche vous n’êtes pas du tout en train de raconter votre existence.
Benoît Peeters :
Mais il y a de nombreux moments où on la devine.
On sent par exemple les voyages très nombreux que je fais pendant cette période, certains liés à Derrida, d’autres pas directement. Je suis au Brésil pour un projet d’exposition sur la langue française, mais sur le toit de mon hôtel, je continue à travailler ou à lire Derrida, et même sur la plage j’ai tel ou tel de ses ouvrages dans les mains. Ce sont des indications autobiographiques en creux, elles ne sont pas là en tant qu’autobiographie mais pour marquer la présence continuelle du projet, la manière dont il s’insinue dans mon quotidien, dans les hasards, les rencontres et jusque dans les rêves.
C’est une façon de faire sentir que le travail du biographe tel que je le conçois tend à devenir obsessionnel. J’avoue avoir un peu envahi mes proches, mon entourage, par ma vie avec Derrida pendant tout ce temps.
Quand je dis que j’ai passé « trois ans avec Derrida », j’évoque au fond un mode très particulier du vivre ensemble. Qu’est-ce que cette « amitié posthume » qui se développe entre le biographe et son sujet ? Quelle est la nature de cette relation in absentia ? Quelle est cette présence d’un fantôme auprès de moi ?
Franck Senaud :
Vous dites une chose très personnelle à la page 67 : « Ce Derrida, pour moi, incarne le fantasme d’une vie autre (d’étude, de concentration) à côté (ou en plus) de celle que je mène, toute en dispersion (…) Avec ce livre, il y a le rêve d’être enfin « justifié » (…). Petit problème : ce Derrida, ne pouvant se faire à la place du reste, mais seulement à côté, ajoute à la dispersion plus qu’il n’y remédie. Pour m’offrir le luxe de l’écrire, il me faut courir encore davantage. »
Ce que vous écrivez là est à la fois personnel et touchant, montrant que vous êtes conscient tout le temps et de ce que vous faites et du stratagème que vous mettez en place.
Benoît Peeters :
En même temps, lorsque je dévoile le stratagème, je me dévoile encore plus. Je suis beaucoup moins rusé qu’on ne pourrait le croire. Ce que j’essaye de montrer, c’est qu’il y a aussi dans la vie d’écrivain une part on ne peut plus matérielle. C’est une question qui m’intéresse depuis toujours et dont je parle abondamment dans mon livre récent Valéry. Tenter de vivre.
Par exemple, même si elle était tout à fait correcte, l’avance que m’a donné Flammarion pour écrire la biographie de Derrida ne me permettait pas de me consacrer entièrement pendant trois ans à ce travail.
Donc, de toute façon, je devais faire d’autres choses en parallèle, je n’avais pas le choix. Je pouvais augmenter la longueur de mes journées, ce que j’ai fait. Je devais, les derniers mois, être entièrement absorbé par l’écriture parce qu’il me fallait vraiment tenir un délai qui devenait très inquiétant. Mais, en même temps, je pense qu’il est intéressant pour un chercheur, un biographe, un scientifique, de se dire : « Tiens, ce Monsieur qui est tout absorbé par son Derrida, continue à faire d’autres choses, parce que la vie matérielle a ses droits et ne lui permet pas d’être tout entier dévolu à ce projet ».
Une conviction que j’ai toujours eue, un peu naïve, c’est que les choses que l’on veut vraiment faire, on doit toujours les faire sans se soucier des empêchements, sans attendre le moment réellement opportun. Si j’avais attendu d’avoir une plage de trois ans libre de toute obligation, je ne me serais jamais engagé dans ce projet. La décision de me lancer dans ce projet tient en bonne partie à mon imprudence.
Alors que j’ai déjà largement de quoi m’occuper, je signe un contrat pour écrire un livre terriblement difficile à réaliser. L’honnêteté que je cherchais dans les Carnets m’amène à montrer que ma vie n’est pas à 100 % consacrée à Derrida.
Pourtant j’ai bel et bien vécu avec ce projet Derrida tout au long de ces trois ans. C’est comme si nous avions toujours en nous plusieurs vies que nous pouvons vivre pleinement et simultanément.
C’est d’ailleurs ce que je raconte à propos de Derrida dans la biographie : il n’a cessé de vivre plusieurs vies, avec une intensité qui pourrait sembler impossible.
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