MATHIEU RIBOULET. "Les oeuvres de miséricorde". Entretien avec A.Amouroux .
"Ne composer qu'avec la brutalité du réel"et son rapport avec la mémoire, la vision, la perception. Un propos exprimé dans une langue si précise qu'Amouroux a voulu creuser avec l'auteur des images (d)écrites dans ce dernier magnifique roman.
Aurore Amouroux :On suit le narrateur dans une quête sur le corps. La fin est quasi parabolique.
Pourrait-on assimiler votre livre à un conte philosophique ?
Mathieu Riboulet: J'accepte volontiers le "philosophique" de "conte philosophique", parce qu'il y a dans le livre un abord frontal de thèmes dont la philosophie se saisit volontiers, même si bien sûr il les traite avec ses propres moyens, littéraires, ce qui fait qu'il reste une œuvre de fiction, la fin est là pour le confirmer s'il subsistait un doute !
Je suis plus réservé sur le terme "conte", parce que le livre ne compose qu'avec la brutalité du réel et qu'il n'use d'aucun artifice pour atteindre ses buts. Il en use d'autant moins que l'interrogation qu'il porte se déploie au rythme de sa progression, qu'il fait en quelque sorte l'histoire de son propre cheminement, ce qui suppose qu'il ignore tout du point où il va parvenir.
C'est l'histoire d'une interrogation : comment pouvons-nous vivre avec les traces qu'ont laissées les tragédies du XXe siècle dans nos mémoires, surtout quand cette mémoire s'incarne dans les corps de ceux qui la portent. Il ne s'agit pas d'une mémoire abstraite, matérialisée par des souvenirs, des photos, des documents, mais d'une mémoire intériorisée qui affleure à la surface des corps. Le livre relate l'exploration, le déchiffrement de ces traces…
A.A :Ces traces se matérialisent par le dessin des gestes que vos personnages ont les uns envers les autres ? Des traces en mouvement, en progression elles aussi ?
M.R :Oui, car le propre de la mémoire est d'évoluer au rythme de celui, de ceux qui la portent. Le regard sur le passé, sur l'histoire est en permanence modelé par les impératifs du présent.
Ce n'était pas une intention déclarée, mais comme le livre questionne le rapport à l'autre, le rapport au corps de l'autre et à ce qu'il porte, le mouvement est au coeur de la description.
Du reste l'écho qu'apporte la peinture à cette description est central, car les tableaux du Caravage dont il est question dans le livre, s'ils sont évidemment immobiles, fourmillent de mouvements que la peinture suspend le temps de les "étudier", comme l'écriture.
A.A :Comment prendre un corps pour l'aimer, le toucher, le faire souffrir , lui faire mal. Un leitmotiv du livre.
Est-ce que c'est ce questionnement qui vous pousse à une telle précision dans la description de la "cérémonie des corps" ?
M.R :Cette cérémonie m'intéresse depuis longtemps, je crois que parvenir à la décrire, à en sonder les motivations et les effets est même un des buts que je poursuis depuis que je me suis mis à écrire.
Sans doute est-ce cette volonté qui me pousse à la précision, et mon inépuisable capacité de contemplation du corps dans tous ses états. Ensuite, c'est le travail de l'écriture qui l'avive (la précision), car il crée des obligations : tout le monde peut dire "il leva le bras", si on l'écrit il faut creuser, dire tout ce que le geste met en jeu, d'où il vient et ce qu'il provoque.
Les choses n'existent pas toutes seules, le travail de l'écriture consiste à les arrêter le temps du livre pour dire d'où elles viennent et, quand c'est possible, où elles vont, c'est-à-dire à tenter d'y voir clair…
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